Les naufragés de l’Utile

En ce moment, partout dans le monde, des millions de personnes vivent confinées. En appartement, en maison ou dans la rue, chacun vit cette période différemment, et avec des contraintes différentes.

Imaginez-vous maintenant confiné sur une île déserte de 1 km², faite uniquement de sable, balayée par les vents, avec près de 80 autres personnes… Pendant 15 ans.

Le début du voyage

L’Utile, flûte de trois mâts achetée par la Compagnie des Indes à la Marine royale, est armée le 1er mai 1760 à Bayonne. Cette campagne est lancée par le banquier et négociant Jean-Joseph de Laborde, dont il en donne le commandement au capitaine Jean de la Fargue, avec une seule mission : partir de Bayonne le bâtiment rempli de vivres, pour ravitailler l’Isle de France, actuelle Ile Maurice.

Une flûte, navire à trois mâts

Flûte, navire à trois mâts

L’Utile quitte donc le port de Bayonne, et arrive comme prévu sur l’Isle de France en 1761.

La Fargue modifie alors la nature sa mission : direction le comptoir de Foulpointe à Madagascar. Pour acheter des vivres… Mais pas que.

Plus d’une centaine d’hommes, femmes et enfants malgaches, faits prisonniers comme esclaves, sont emmenés à bord afin d’être vendus sur l’Isle de France.

La Fargue quitte ainsi Foulpointe avec 160 esclaves et 142 hommes d’équipage, et choisit de prendre une route moins connue et moins utilisée pour retourner à l’Isle de France, afin d’éviter la Marine royale (car la traite des esclaves était en fait interdite sur ce territoire).

C’est ce qui amena l’Utile (trop) proche de l’Isle de Sable, aujourd’hui nommée l’Ile de Tromelin, et participa à son naufrage…

Situation géographique de l’Ile de Sable

Situation géographique de l'Ile de Tromelin

Le naufrage

Grâce à différentes sources écrites de l’époque, l’enchaînement des événements du naufrage nous est assez bien connu.

Tout commence par un désaccord entre le capitaine Jean de la Fargue et son second, le lieutenant Barthélémy Castellan du Vernet. Chacun est muni d’une carte différente, positionnant l’Isle de Sable à des coordonnées différentes. Castellan craint, étant donné la course actuelle, d’approcher trop près l’île et d’y échouer. Persuadé de l’exactitude de sa propre carte, le capitaine ne change pas de cap.

Les informations malheureusement obsolètes de sa carte, conjuguées à des erreurs de navigation nocturne, l’Utile échoue dans la nuit du 31 Juillet au 1er Août 1761, sur les récifs coralliens de l’Isle de Sable.

A la nage, ce sont environ 120 membres d’équipage qui rejoignent l’île toute proche. Parmi les malgaches, moins chanceux car enfermés dans la cale pendant la nuit pour éviter toute rébellion, seuls 88 esclaves arrivent sur l’île.

L’Ile de Sable

Photo aérienne de l'Ile de Tromelin

Pendant deux mois, la survie de l’équipage et des esclaves

Se retrouvent alors sur l’île 210 rescapés. Quasiment aucune végétation, seulement 1 km² de sable.

Rapidement, la survie s’organise, malgré de fortes tensions dues à la cohabitation des blancs et esclaves noirs.

  • Des vivres, des ustensiles, du bois et toute autre ressource possible sont récupérés dans l’épave engloutie.
  • Un feu est allumé
  • Un puits de 5 mètres de profondeur est creusé vers le centre de l’île, et permet d’obtenir de l’eau (à peu près) potable.
  • Une forge est aménagée, et la construction d’une embarcation est rapidement lancée à partir des matériaux récupérés sur l’épave.
  • Les quelques ressources locales viennent compléter les vivres de l’Utile : œufs et coquillages ramassés, tortues et oiseaux de mer présents sur l’île.

Une tortue sur la plage de l’Ile de Tromelin

Tortue sur la plage de Tromelin

En quelques jours, une trentaine d’esclaves malgaches décède car les blancs gardent majoritairement toutes les ressources, notamment l’eau.

Enfin, 57 jours après le naufrage, l’embarcation baptisée La Providence est terminée. Y monte alors la totalité de l’équipage survivant… Et aucun esclave.

Laissés sur place, pour raison que l’embarcation est trop petite, le lieutenant Barthélémy Castellan du Vernet leur fait toutefois la promesse d’envoyer un navire les chercher après avoir rejoint Madagascar.

Les tentatives de sauvetage du lieutenant Castellan du Vernet

Quatre jours après son départ de l’Isle de Sable, La Providence atteint Madagascar. Transféré sur l’Ile Bourbon (aujourd’hui La Réunion), le lieutenant Castellan demande immédiatement au gouverneur de pouvoir retourner avec un navire chercher les esclaves noirs laissés sur l’île. Ce sauvetage lui est refusé.

Durant les années qui suivent il réitère sa demande de sauvetage, à différentes personnalités. Demandes toujours refusées, ou jamais réalisées.

L’histoire des esclaves restés sur l’Isle de Sable, bien qu’au début médiatisée et faisant réagir les intellectuels de Paris, finie par être oubliée, et plus d’une décennie passe avant que l’intérêt ressurgisse.

Lettre de Barthélemy Castellan du Vernet au secrétaire d’Etat à la Marine, demandant le sauvetage des esclaves restés sur l’île (1772)

Lettre de Barthélemy Castellan du Vernet

Le sauvetage par Jacques-Marie Lanuguy de Tromelin

En 1773, un navire passe à proximité de l’Isle de Sable et y repère des survivants. Il les signale aux autorités de l’Isle de France. Plusieurs tentatives de sauvetage sont alors réalisées, toutes échouant à s’approcher suffisamment de l’île.

En 1774, le navire La Sauterelle met à la mer une chaloupe, qui s’échoue également. Le marin qui s’y trouvait réussit toutefois à rejoindre l’île à la nage. Comme ses prédécesseurs, La Sauterelle doit malheureusement faire demi-tour.

Le marin arrivé sur l’île découvre un peu plus d’une dizaine d’esclaves survivants. Construisant un radeau, il repart quelque temps plus tard, accompagné des 3 seuls hommes survivants et de 3 femmes. Jamais revus, ils disparurent probablement en mer.

Finalement, fin novembre 1776, la corvette la Dauphine est envoyée pour secourir les « oubliés » de l’île, commandée par l’enseigne de vaisseau Jacques-Marie Lanuguy de Tromelin.

En évitant que le bâtiment ne s’approche trop des récifs de l’Isle des Sable, Tromelin envoie une chaloupe et une pirogue locale.

Après 15 ans passés sur l’Isle de Sable, sept femmes survivantes, parmi les 160 esclaves qui ont à l’origine quitté Madagascar, quittent enfin ce lieu de naufrage, avec un bébé de huit mois né sur l’île. Un sauvetage dont on ne sait pas si elles l’espéraient encore ou pas…

Le sauvetage des dernières survivantes, supervisé par Tromelin, le 29 novembre 1776

Sauvetage des survivants

La vie sur l’Ile

Aucun témoignage écrit de l’époque n’était assez complet pour comprendre la vie des esclaves pendant 15 ans sur l’Isle de Sable.

Ce sont des opérations archéologiques, menées par Max Guérout depuis 2006, qui permettent d’éclaircir ce sujet.

  • L’île étant en permanence balayée par des vents forts, soumise aux cyclones et pouvant être recouverte intégralement par la mer, il a fallu que les esclaves s’éloignent de leurs traditions et coutumes pour s’adapter à cet environnement particulier. Ce sont des habitations aux murs épais, construites en mortier et galets, qui ont permis aux Malgaches de survivre.
  • Concernant le matériel, tout ce qui a été récupéré sur l’épave de l’Utile a été réutilisé. Soit tel quel, soit après des transformations. On peut voir, notamment sur la vaisselle, des réparations successives qui montre l’importance de la ré-utilisation.
  • Le bois provenant de l’épave de l’Utile a été rationné, ce qui a permis de faire fonctionner le feu de la forge de façon ininterrompue pendant 15 ans.
  • L’alimentation était composée d’oiseaux, de coquillages, de tortues, de poissons et d’algues présentes autour de l’île.
  • Les vêtements étaient fabriqués à partir de plumes tressées.
  • Des liens sociaux ont également été recréés sur l’île, car on a découvert des bracelets et autres bijoux fabriqués sur place. Les relations sexuelles existaient également au sein du groupe, comme en témoigne le bébé de huit mois secouru avec les rescapées. Bien qu’on puisse supposer, vu le très petit nombre de naissances qu’il y a eu sur l’île, que la fécondité a été impactée par cette condition de vie.

Maquette des fondations des habitations retrouvées à Tromelin

Maquette des fondations des habitations

La suite pour les esclaves survivantes

Tout comme les 15 années de vie sur l’île dont on ne savait presque rien avant les fouilles archéologiques, on sait peu de choses de la vie des rescapées après le sauvetage.

Toutes ont été libérées, mais ont refusé de retourner à Madagascar de peur d’être de nouveau soumises à l’esclavage.

L’intendant de l’Isle de France, Jacques Maillart, fait baptiser le bébé Jacques Moyse le jour même de son arrivée à Port-Louis. Il renomme sa mère Eve, et sa grand-mère Dauphine. Par une de ses lettres, on sait qu’il a recueilli chez lui le bébé et les deux femmes.

Page d’archive avec les noms de l’équipage de l’Utile. On peut voir sur cet extrait les noms de la Fargue et de Castellan.

Page d'archive avec les noms de l'équipage de l'Utile

Si vous souhaitez en savoir davantage sur ce sujet :

En fonction des sources, l’écriture des noms, prénoms et lieux peuvent différer, de même que certaines informations historiques. Nous sommes restés au plus près des données scientifiques, mais des choix éditoriaux ont dû être faits et peuvent entraîner des décalages avec certaines sources.

Crédits photos : Google Maps (2), Richard Bouhet/AFP (3), Jean-Claude Hanon (4), Archives Nationales (5), Sylvain Savoia, Dupuis, matin & soir film (6), Radio France / AD/France Inter, exposition « Tromelin, l’île des esclaves oubliés » au Musée de l’Homme à Paris (7), Ministère des armées – Mémoire des hommes (8)

0 réponses

Laisser un commentaire

Participez-vous à la discussion?
N'hésitez pas à contribuer!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *